Comprendre et résoudre la crise de l’accessibilité financière au Canada

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Comprendre et résoudre la crise de l’accessibilité financière au Canada

La hausse des prix affecte les travailleuses et les travailleurs et les familles partout dans le monde.

En avril 2022, l’inflation mesurée sur 12 mois a atteint au Canada 6,8 %, ce qui correspond à son plus haut niveau en 31 ansi. Une enquête récente révèle qu’au Canada, une personne sur cinq réduit sa consommation de nourriture afin de s’adapter à la hausse du coût des marchandises et joindre les deux boutsii. Le taux de croissance du prix des habitations s’est accéléré, tant pour les locataires que pour les acheteurs, et le coût de l’essence, qui a atteint des niveaux records en mai, continue de grimper sans montrer aucun signe de baisse des prix à la pompe.

Les demandes adressées au gouvernement pour qu’il s’attaque à la crise de l’accessibilité financière se font de plus en plus pressantes. La mise en œuvre de solutions efficaces et durables requiert une analyse minutieuse des causes de l’inflation, la reconnaissance des leçons tirées des crises passées, ainsi que la volonté et l’audace de remettre en question les théories économiques classiques et les orientations politiques traditionnelles.

Il ne fait aucun doute que la hausse des prix affecte les travailleuses et travailleurs du Canada. Les gouvernements et les décideurs doivent s’assurer que les bonnes politiques sont en place pour modérer l’inflation actuelle tout en évitant les pertes d’emploi et les faillites survenues dans les années 1970 et 1980.

L’inflation est due à la hausse des prix dans trois catégories bien circonscrites

On a tendance à traiter l’inflation comme un phénomène unique. En fait, l’inflation rend compte des coûts de centaines de biens et de services de consommation courante. Les prix des marchandises ont tendance à augmenter et à diminuer au fil du temps en fonction de forces extérieures. Pour apporter des réponses intelligentes et ciblées, les décideurs doivent identifier les principaux éléments à l’origine de l’inflation des prix et mettre au point des solutions qui atténueront les pressions sur les prix dans la mesure du possible.

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Figure n. 1

L’inflation actuelle est le résultat de hausses des prix survenues dans trois catégories bien circonscrites, à savoir les denrées alimentaires, l’énergie et les biens de consommation touchés par les contraintes de la chaîne d’approvisionnement, notamment les véhicules automobiles, d’autres biens durables et semi-durables, l’alcool et les fournitures de rénovation domiciliaireiii.

D’après le Rapport sur la politique monétaire publié par la Banque du Canada en avril dernier (voir la figure 1), un tiers de l’inflation actuelle est le résultat de la fragilité des chaînes d’approvisionnement; un quart est attribuable à la hausse des prix de l’énergie, notamment l’essence et le chauffage des habitations; et environ un cinquième est dû à l’augmentation du prix des aliments. Le reste est dû à d’autres composantes de l’inflation.

Il est également important de reconnaître que les préoccupations à l’égard de l’inflation actuelle prennent en compte la hausse extraordinaire des prix à la consommation sur une période relativement courte (par exemple, les prix d’aujourd’hui par rapport à ceux de l’année passée). Elle ne tient pas compte des nombreux prix exorbitants ayant une incidence sur le coût de la vie des travailleuses et travailleurs, et qui, même s’ils n’ont pas augmenté de façon extraordinaire depuis un an étaient déjà obstinément élevés avant la pandémie, comme les services de garde, les habitations et les médicaments d’ordonnance. Ces prix élevés ne figurent pas dans les données de l’inflation actuelle, mais ils sont encore tout aussi élevés et prohibitifs qu’ils l’étaient auparavant. La stagnation des salaires, l’augmentation constante des emplois précaires et la mobilité ascendante limitée exacerbent ces problèmes d’accessibilité économique.

Augmentant deux fois moins vite que le taux d’inflation, les salaires ne sont pas la cause de l’inflation

Au cours de la pIupart des périodes de forte inflation, la logique économique dominante tente de rejeter au moins une partie de la responsabilité sur les revendications salariales des travailleuses et travailleurs. À mesure que les prix augmentent, les travailleuses et travailleurs exigent des augmentations salariales, créant ainsi une spirale ascendante sur les coûts, alors que les employeurs refilent aux consommateurs les hausses salariales consenties à leurs employés en augmentant le prix de leurs produits et services. Dans la situation actuelle, rien n’est plus éloigné de la vérité.

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Figure n. 2

En mars 2022, les salaires moyens augmentaient deux fois moins vite que le taux d’inflation, ce qui a eu pour conséquence, après correction en fonction de l’inflation, de faire baisser le pouvoir d’achat des salaires. En fait, les salaires moyens « réels » des travailleuses et travailleurs au Canada ont diminué de 3 % entre mars 2021 et mars 2022. Si nous remontons encore plus loin en arrière et prenons mars 2019 comme point de départ, l’inflation a absorbé 2,80 $/heure de la croissance salariale, laissant les travailleuses et travailleurs avec une augmentation salariale de seulement 60 cents durant cette période.

Il est tout à fait clair que les salaires ne sont pas à l’origine de l’inflation et que les travailleuses et travailleurs ne sont pas la cause de la crise de l’accessibilité financière actuelle.  

Le gonflement des prix et la recherche du profit sont la principale cause de la hausse des prix en 2021 et 2022

Après avoir analysé de toutes sortes de manières les données relatives aux prix à la consommation pour tenter de découvrir les causes exactes de l’inflation, la plupart des chercheurs ont conclu, tant au Canada qu’aux États-Unis, que l’inflation était imputable au gonflement des prix par les entreprises.

Une analyse récente de David MacDonald, du Centre canadien de politiques alternatives, a révélé que 25 % de l’inflation excessive qui sévit au Canada est le résultat du gonflement des prix qui a entraîné une augmentation des bénéfices des entreprises, particulièrement dans les secteurs de l’extraction pétrolière et gazière, des banques et de la transformation des boisiv.

La figure 3 met en évidence les secteurs qui ont réalisé les plus gros bénéfices en 2021. Ce sont les banques et d’autres institutions financières ainsi que les sociétés pétrolières et gazières qui en ont le plus profité. Les entreprises de la transformation des bois et de l’industrie alimentaire figurent elles aussi sur cette liste. De récents rapports publiés dans les premiers mois de 2022 indiquent que les plus grands producteurs de pétrole et de gaz ont fait près de 100 milliards de dollars en bénéfices au cours du premier trimestre de 2022 seulement. À titre d’exemple, la société Shell a fait trois fois plus de bénéfices qu’au premier trimestre de 2021v.

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Figure n. 3

Même en cette période de resserrement important du marché du travail et de soi-disant pénuries de main-d’œuvre (même si les taux de participation au marché du travail avant et après la pandémie sont restés relativement les mêmes), les revenus augmentent à une fraction du rythme des bénéfices des entreprises.

En fait, les bénéfices des entreprises ont augmenté si rapidement ces derniers mois qu’ils battent des records. Aujourd’hui, les bénéfices des entreprises après impôt, mesurés en proportion de l’activité économique totale au Canada, sont les plus élevés jamais enregistrés (voir la figure 4, ainsi que le commentaire de Jim Stanford, du Centre for Future Workvi).

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Figure no. 4

 Les conditions à l’origine des hausses considérables des bénéfices et de l’inflation élevée découlent de politiques mises en place au cours des 30 dernières années, qui comprenaient mal les mécanismes qui favorisent la prospérité – ces politiques visaient à accroître les bénéfices, à supprimer les revenus des travailleuses et travailleurs et à accroître les inégalités.

Quelques exemples de ces politiques sont énumérés ci-dessous.

  • Le libre-échange, qui crée d’importantes vulnérabilités économiques en limitant l’élaboration des politiques gouvernementales, en mondialisant les chaînes d’approvisionnement et en accroissant la concurrence pour les emplois.
  • Une politique de concurrence farcesque, qui permet la consolidation des entreprises et un abus de pouvoir sur le marché, tout en dressant les travailleuses et travailleurs les uns contre les autres pour qu’ils se disputent les miettes que les grandes sociétés sont disposées à partager.
  • La privatisation des biens publics, qui assujettit les biens et les services essentiels aux forces du marché et à la volatilité des prix.
  • Un régime fiscal déséquilibré, qui profite aux sociétés et aux riches tout en laissant les travailleuses et travailleurs payer plus que leur juste part.
  • Le traitement injuste des travailleuses et travailleurs : la précarité et l’instabilité croissantes des emplois entraînent une instabilité des revenus, la faiblesse des normes du travail et une attitude antisyndicale.

La plupart des solutions conventionnelles proposées ne résoudront pas le problème

Les économistes et les chercheurs ont beaucoup appris au cours des 50 dernières années sur la façon de mesurer les causes et les conséquences de l’inflation et sur les mesures à prendre pour bâtir une économie robuste qui procure des avantages à tous.

La mesure la plus couramment utilisée pour contrer la hausse des prix est la politique monétaire, qui augmente le coût des emprunts (c’est-à-dire les dépenses), en réduisant la demande et en forçant les économies à se contracter. Le problème, c’est que la hausse des taux d’intérêt est un instrument grossier qui touche l’ensemble de l’économie alors que seulement certains segments sont à l’origine du problème. La hausse rapide des taux d’intérêt menace de plonger l’économie canadienne dans une récession et de faire perdre leur emploi à des millions de personnes.

Les entreprises et leurs groupes de pression proposent des solutions à court terme et visant avant tout leurs propres intérêts, comme des réductions de taxes sur des produits comme l’essence et les denrées alimentaires. Cette solution est une subvention déguisée pour continuer d’engranger des bénéfices, mais qui ne ferait rien pour contrer les causes de l’inflation. La réduction des prix des produits de base est un objectif clé, mais la dernière chose dont le Canada a besoin en ce moment, c’est de subventionner encore des bénéfices encore plus importants pour les entreprises.

De nombreux politiciens conservateurs semblent tout disposés à blâmer le gouvernement (notamment en lui reprochant les dépenses indispensables qui ont permis aux Canadiens de traverser la pandémie), comme cause principale de l’inflation, ce qui est irresponsable. Sans les programmes de soutien du revenu et de soutien aux entreprises comme la PCU, la SSUC et le CUEC, l’économie canadienne serait en bien pire état.

Critiquer la monnaie fiduciaire du Canada tout en faisant la promotion de nouvelles monnaies numériques (les cryptomonnaies) non réglementées est dangereux et malhonnête, en plus de mettre en évidence un nouveau capitalisme de frontière à l’ère numérique. Comme on a pu le constater au cours des dernières semaines sur le marché des cryptomonnaies, elles sont volatiles, instables et soumises aux caprices du marché, contrairement aux monnaies fiduciaires.

Il est largement reconnu que les principaux moteurs de l’inflation sont les contraintes de l’offre et les problèmes propres à un secteur, et non une demande excessive généralisée. L’utilisation du taux d’intérêt comme seul instrument pour résoudre le problème peut éventuellement réduire l’inflation, mais elle le fera en ralentissant la croissance des entreprises, en freinant les dépenses de consommation et en supprimant des emplois. C’est échanger un mal pour un autre au lieu de s’attaquer aux causes profondes du problème.

Trouver des solutions durables à la crise de l’accessibilité financière

Pour s’attaquer à la crise de l’accessibilité financière, il faut des investissements stratégiques à long terme qui permettent de relever les défis systémiques qui existaient avant la pandémie et les nouveaux défis qui sont apparus depuis.

Les politiques qui sont finalement mises en œuvre doivent viser à alléger le fardeau d’un milieu social où les coûts et l’inflation sont élevés, et non à protéger les riches en laissant la classe ouvrière souffrir.

La stratégie fondée sur une cible d’inflation, au détriment d’autres objectifs

économiques importants, est un objectif lamentable pour bâtir des économies modernes, inclusives et durables. Le Canada doit gérer l’inflation, non pas dans le contexte du maintien du statu quo, mais plutôt dans l’esprit d’établir des priorités originales qui sont transformatrices sur le plan économique et social.

Il n’y a pas de solution miracle pour résoudre la crise de l’accessibilité financière. Une gamme de soutiens gouvernementaux, présentés sous le nom de Plan d'abordabilité du Canada en juin 2022, comprennent un sursis immédiat pour les travailleurs à faible revenu grâce à des augmentations de l'Allocation canadienne pour les travailleurs, des paiements de la Sécurité de la vieillesse et des soutiens au loyer sont utiles et encourageants. Étendre ces crédits à un plus large éventail de familles de travailleurs dans le besoin, au moins temporairement, peut aider à atténuer les pressions supplémentaires des augmentations de prix à court terme. Cependant, les gouvernements doivent plutôt établir des priorités claires sur de nombreuses années afin de s’attaquer aux multiples moyens par lesquels la capacité financière est diminuée.

Voici une liste de recommandations à court, moyen et long terme que les gouvernements fédéral et provinciaux peuvent mettre en œuvre pour augmenter les salaires, réduire les prix et diminuer la motivation à faire des profits aux dépens des travailleuses et travailleurs du Canada.

À court terme

  • Mettre en place des plafonds sur les marges bénéficiaires dans les secteurs où le gonflement des prix et la recherche du profit sont devenus évidents ou une caractéristique du modèle d’affaires, afin de diminuer les prix en réduisant les bénéfices.
  • Augmenter l’impôt sur les bénéfices exceptionnels prévu dans le budget fédéral de 2022 et le rendre permanent.
  • Fournir une aide financière immédiate sous forme de crédits à un large éventail de familles de travailleurs, y compris celles à faible revenu.
  • Appliquer rigoureusement la Loi sur la concurrence du Canada afin de réduire le gonflement des prix.
  • Améliorer les lois sur le travail afin de favoriser la syndicalisation et la négociation collective.
  • Mettre en place un impôt annuel de 1 % sur les fortunes supérieures à 20 millions de dollars.
  • Exiger que les organismes gouvernementaux et les sociétés d’État négocient avec les syndicats pour garantir la mise en place de mécanismes de « rajustement au coût de la vie » dans les conventions collectives.

À moyen terme

  • Réinvestir les recettes de l’État dans les programmes sociaux promis afin de réduire les coûts des biens essentiels pour les consommateurs, y compris l’assurance-médicaments et les soins dentaires, et accélérer la mise en œuvre de ces programmes.
  • Rendre l’assurance-emploi universellement accessible et améliorer les prestations, en prévision d’une éventuelle récession. Si cela s’avère nécessaire, remettre en place les mesures temporaires de l’assurance-emploi mises en œuvre pendant la pandémie.
  • Rectifier la politique de logement du Canada afin de construire plus de logements abordables et de limiter la spéculation financière sur le marché de l’habitation.

À long terme

  • Investir de façon intensive dans les transports en commun, les infrastructures pour véhicules électriques et les systèmes d’énergie propre.
  • Localiser les chaînes d’approvisionnement pour les biens essentiels, afin de réduire le risque de perturbation de la chaîne d’approvisionnement et la hausse des coûts de transport.
  • Réformer la Loi sur la concurrence du Canada afin de mieux analyser et gérer les répercussions de la concentration d’entreprises sur les travailleuses et travailleurs et les prix à la consommation.

iStatistique Canada, mai 2022. Le Quotidien : Indice des prix à la consommation, avril 2022. Accessible à l’adresse : https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/220518/dq220518a-fra.htm?indid=3665-1&indgeo=0

ii Banques alimentaires Canada, juin 2022. Communiqué de presse : Selon une nouvelle étude de Banques alimentaires Canada, 7 millions de Canadiens déclarent ne pas manger à leur faim. Accessible à l’adresse : https://drive.google.com/drive/folders/1ir-rXlEUPjG1uam9hWjeiHBkhCv6fAiQ
iii Banque du Canada, avril 2022. Rapport sur la politique monétaire – Avril 2022. Accessible à l’adresse : https://www.banqueducanada.ca/2022/04/rpm-2022-04-13/?ga=2.113593476.2028550586.1655308834-1757510673.1651687310
iv David MacDonald, avril 2022. Profit squeeze: Excess corporate profits are making inflation tougher for Canadians: Twenty-six per cent of higher inflation for Canadian households is being driven by excess profits. Accessible à l’adresse : https://monitormag.ca/articles/profit-squeeze-the-case-for-an-excess-profit-tax-in-canada-on-corporate-inflation-drivers
v Oliver Milman, mai 2022. Largest oil and gas producers made close to $100bn in first quarter of 2022. Accessible à l’adresse : https://www.theguardian.com/business/2022/may/13/oil-gas-producers-first-quarter-2022-profits
vi Jim Stanford, juin 2022, Business Profits from Inflation, but Workers Will Pay to Bring it Down. Accessible à l’adresse : https://centreforfuturework.ca/2022/06/01/business-profits-from-inflation-but-workers-will-pay-to-bring-it-down/