Le bien-fondé d’une loi anti-briseurs de grève : Document complémentaire

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Il est temps d’imposer une véritable interdiction fédérale sur l’utilisation des briseurs de grève

La campagne pour l’adoption d’une loi anti-briseurs de grève récemment lancée par Unifor a été accueillie avec beaucoup d’enthousiasme dans tout le Canada. Notre campagne a trouvé un écho parce que les travailleuses et travailleurs de tous les milieux comprennent que leur droit de se syndiquer et de négocier collectivement est mis en péril si les employeurs peuvent simplement embaucher des briseurs de grève pour les remplacer. À l’exception de la Colombie-Britannique et du Québec, aucune autre province et aucun territoire du Canada n’a mis en place une loi anti-briseurs de grève satisfaisante. En outre, les lois adoptées par la Colombie-Britannique et le Québec contiennent des failles importantes qui permettent dans les faits l’utilisation de briseurs de grève. C’est une situation inadmissible qu’il faut changer.

Certaines personnes ont réagi à notre campagne en faisant remarquer que nous avions passé sous silence l’existence au niveau fédéral de la disposition anti-briseurs de grève contenue dans la partie I du Code canadien du travail. Cependant, bien qu’intitulée « Interdiction relative aux travailleurs de remplacement », la disposition en question restreint si peu l’utilisation des briseurs de grève qu’elle n’interdit aucunement leur recours dans la pratique.

L’objectif du présent document complémentaire à notre mémoire de recherche sur la nécessité d’une loi anti-briseurs de grève, intitulé Le bien-fondé d'une loi anti-briseurs de grève au Canada, est d’évaluer les dispositions déjà en place au niveau fédéral et d’examiner pourquoi elles ne réussissent pas à restreindre suffisamment le recours aux briseurs de grève dans le secteur privé sous réglementation fédérale.

Ajoutez votre nom à la pétition pour une loi anti-briseurs de grève.

Disposition du Code canadien du travail sur les travailleuses et travailleurs de remplacement :

Le paragraphe 94(2.1) de la partie I du Code canadien du travail stipule ce qui suit :

« Il est interdit à tout employeur ou quiconque agit pour son compte d’utiliser, dans le but établi de miner la capacité de représentation d’un syndicat plutôt que pour atteindre des objectifs légitimes de négociation, les services de toute personne qui n’était pas un employé de l’unité de négociation à la date de remise de l’avis de négociation collective et qui a été par la suite engagée ou désignée pour exécuter la totalité ou une partie des tâches d’un employé de l’unité de négociation visée par une grève ou un lock-out. »

Un coup d’œil rapide à ce passage du Code canadien du travail révèle qu’il n’interdit pas le déploiement de briseurs de grève. En fait, cette disposition impose à un syndicat l’impossible tâche de prouver que l’employeur utilise les services de

Co op members in snow suites with unifor vests holding a locked out sign.
briseurs de grève dans le but de miner la capacité de représentation du syndicat. Autrement dit, tant que l’employeur est réputé poursuivre des « objectifs légitimes de négociation » – c’est-à-dire que l’employeur exprime son intention de continuer à négocier pendant une grève ou un lock-out, et ce, même s’il ne participe pas activement à la table de négociation –, il peut déployer des briseurs de grève au moment et à l’endroit de son choix. Le libellé du paragraphe 94(2.1) met en évidence le principe voulant qu’un employeur ait un droit reconnu par la loi d’utiliser les services de briseurs de grève pendant un arrêt de travail légal pour exercer une pression économique sur le syndicat et, ainsi, atteindre ses objectifs de négociation. (Voir par exemple l’affaire TELUS Communications Inc. 2004, CCRI 271.)

Ce n’est certainement pas l’interdiction réclamée par Unifor et d’autres syndicats à l’égard des briseurs de grève. À vrai dire, il faudrait être naïf pour croire que la disposition citée ci-dessus limite le recours aux briseurs de grève, puisque les employeurs peuvent simplement donner l’assurance qu’ils souhaitent résoudre le conflit de travail tout en continuant de miner activement le processus de négociation en faisant appel à des travailleuses et travailleurs de remplacement. En effet, les employeurs des secteurs sous réglementation fédérale peuvent utiliser les services de briseurs de grève aussi longtemps qu’ils font semblant de croire au processus de négociation.

Le problème fondamental de l’approche de la partie I du Code à l’égard des briseurs de grève est qu’elle insinue à tort que les travailleuses et travailleurs de remplacement ne constituent un problème que lorsque leurs services sont utilisés par des employeurs dans le but de miner la capacité de représentation d’un syndicat. Ce point de vue est manifestement faux, et il ignore délibérément la principale raison du recours aux briseurs de grève, à savoir qu’il s’agit d’une stratégie visant à éroder la légitimité du processus de négociation lui-même : les briseurs de grève sont toujours déployés pour miner le pouvoir de négociation d’un syndicat.

En d’autres termes, il y a une contradiction au cœur de la disposition du Code canadien du travail sur les travailleuses et travailleurs de remplacement. Le passage en question permet à l’employeur d’utiliser les services de briseurs de grève tant et aussi longtemps qu’il poursuit des objectifs de négociation légitimes, mais tout déploiement de briseurs de grève nuit à la légitimité du processus de négociation et permet à l’employeur de le contourner tout à fait.

Examen de l’approche inadéquate du Code canadien du travail à l’égard des travailleuses et travailleurs de remplacement

Jerry Dias walks out scabs in 2018
Comment expliquer l’existence de cette contradiction? À la base, la disposition du Code sur les travailleuses et travailleurs de remplacement interprète mal la logique de la représentation syndicale et ne saisit pas l’importance et l’impact économique découlant du droit de retirer la main-d’œuvre dans le cadre du processus de négociation.

La première raison d’être des syndicats est d’offrir aux travailleuses et travailleurs un moyen collectif de défendre leurs droits et de négocier de meilleures conditions de travail par le biais de la représentation syndicale et de la négociation collective. Ancrée dans ces droits est la reconnaissance qu’en l’absence de syndicats, il y a un déséquilibre inhérent des pouvoirs entre employeur et employés, et que les employeurs sont souvent en mesure d’exploiter ce déséquilibre à leur avantage matériel.

Toutefois, ces droits ne sont pas suffisants pour uniformiser les règles du jeu. À elles seules, la représentation syndicale et la négociation collective ne peuvent pas obliger un employeur à s’asseoir à la table de négociation ou à négocier de bonne foi. Sans le droit de grève – c’est-à-dire le droit de retirer collectivement leur travail – les travailleuses et travailleurs n’ont aucun moyen de pression réel sur l’employeur qui refuse de négocier de bonne foi ou qui ne respecte pas le processus de négociation.

Abondant dans le même sens, la Cour suprême du Canada a jugé que le droit de grève était protégé par la Constitution en 2015, en déclarant ce qui suit :

« Dans notre régime de relations de travail, le droit de grève constitue un élément essentiel d’un processus véritable de négociation collective. Il n’est pas seulement dérivé du droit à la négociation collective, il en constitue une composante indispensable. Advenant la rupture de la négociation de bonne foi, la faculté de cesser collectivement le travail est une composante nécessaire du processus grâce auquel les travailleurs peuvent continuer de participer véritablement à la poursuite de leurs objectifs liés au travail. »

Le recours aux briseurs de grève est une attaque directe contre le droit de grève. L’embauche de travailleuses et travailleurs de remplacement permet à l’employeur d’annuler tout simplement l’impact que le retrait de la main-d’œuvre pourrait avoir sur ses activités. Le fait de permettre aux employeurs de faire appel à des briseurs de grève annule dans les faits le droit de grève et permet aux employeurs de négocier au moment et selon la façon de leur choix. Le recours aux briseurs de grève sert donc à maintenir le déséquilibre des pouvoirs en faveur du patron, lequel peut ensuite contourner le processus de relations de travail et mettre complètement en échec la négociation collective. De nombreux exemples de cette situation sont présentés dans notre mémoire de recherche intitulé : Le bien-fondé d'une loi anti-briseurs de grève au Canada.

workers locked out 22 months as employer uses scabs
Le déséquilibre des forces en jeu est encore plus grand lorsque les employeurs déploient des briseurs de grève pendant un lock-out. La mise en place d’un lock-out devrait être considérée comme une mesure draconienne à n’utiliser qu’en dernier ressort lorsqu’un employeur a épuisé toutes les autres options sans parvenir à un règlement juste et raisonnable. Cependant, si les employeurs ont le droit d’imposer un lock-out à leurs travailleuses et travailleurs syndiqués et de déployer des briseurs de grève sans subir de répercussions juridiques, ils peuvent réduire au minimum leurs propres risques financiers et contourner le processus normal de négociation.

Enfin, le paragraphe 94(2.1) du Code canadien du travail ne reconnaît pas que la logique fondamentale cachée derrière le déploiement de briseurs de grève consiste à réduire à néant le pouvoir de négociation collective des syndicats en contournant notre droit de faire la grève, préservant par le fait même le déséquilibre des pouvoirs inhérent qui existe en faveur des employeurs. Il ne peut y avoir aucune poursuite légitime des objectifs de négociation par l’employeur qui croit que le retrait de notre travail est un simple inconvénient facile à contourner par l’embauche de briseurs de grève.

Pour une véritable interdiction fédérale du recours aux briseurs de grève

Unifor a demandé de remplacer le paragraphe 94(2.1) par une véritable interdiction relative à l’embauche de travailleuses et travailleurs de remplacement qui bannirait toutes les formes de recours aux briseurs de grève. Notre mémoire de recherche contient des exemples de lois canadiennes et internationales qui restreignent ou interdisent certaines formes de recours aux briseurs de grève. Toutefois, même le récent projet de loi d’initiative parlementaire, le Projet de loi C-234, Loi modifiant le Code canadien du travail (travailleurs de remplacement), ne va pas assez loin. Bien qu’il suive l’approche existante la plus solide en matière d’interdiction du recours aux briseurs de grève en s’inspirant des dispositions anti-briseurs de grève du Québec, il laisse une échappatoire importante en permettant d’utiliser les gestionnaires comme travailleuses et travailleurs de remplacement. Comme nous l’avons déjà souligné, certains des plus longs conflits de travail de l’histoire du Québec survenus au cours des dernières années étaient dus au fait que les employeurs avaient été en mesure de faire durer les conflits de travail en embauchant des briseurs de grève.

Nous réclamons une interdiction totale de l’utilisation des briseurs de grève, et rien de moins. Pendant toute la durée d’un conflit de travail, il faut interdire aux employeurs d’embaucher ou de déployer des employés ou gestionnaires pour effectuer les tâches et les fonctions d’une ou d’un membre d’une unité de négociation, que cet employé ou ce gestionnaire fasse partie ou non de l’unité de négociation ou qu’il ait été engagé par une autre entreprise.

Tant qu’une telle interdiction ne sera pas en place, notre droit de grève protégé par la Constitution continuera d’être mis en péril, et les profondes inégalités en faveur des employeurs continueront de l’emporter aux tables de négociation partout au Canada.

Regardez des travailleuses et travailleurs, à qui les briseurs de grève ont volé les chèques de paye, parler de l’urgent besoin d’adopter une loi anti-briseurs de grève dans cette nouvelle vidéo.