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Saba Eitizaz a fui le Pakistan pour venir au Canada après que la violence en ligne se soit immiscée dans sa vie quotidienne en raison de ses reportages sur les droits de la personne.
La productrice et baladodiffuseuse du Toronto Star est venue dans ce pays pour y trouver la sécurité, mais elle n'a pas pu laisser derrière elle le harcèlement et la haine.
« Maintenant, mon refuge ressemble au lieu que j’ai fui, a déclaré Mme Eitizaz. Je ne sais vraiment pas où aller après cela. »
Mme Eitizaz, ainsi qu’Angelyn Francis, rédactrice sociale et vidéo du Toronto Star, Omayra Issa, journaliste de la CBC, et la modératrice Shree Paradkar, chroniqueuse au Toronto Star, ont longuement parlé des mauvais traitements que subissent les journalistes au travail lors d'un débat sur le harcèlement des travailleuses et des travailleurs des médias au Conseil régional de l'Ontario, à Toronto, le 2 décembre 2022.
Dans la plupart des cas, le harcèlement va au-delà du contenu de l'histoire. La situation devient souvent personnelle, avec des attaques sur la couleur de la peau, l'identité, le genre et la foi des travailleuses et travailleurs des médias, la divulgation de données personnelles, et le fait d'être suivi jusque chez soi.
Mme Francis a dit qu'elle s'est détachée psychologiquement du harcèlement au point qu'il lui est presque devenu robotique d'ignorer la haine.
« C'est quelque chose avec lequel nous vivons. C’est constant », affirme-t-elle.
Unifor a mené un sondage fin 2021-début 2022 pour recenser les expériences de harcèlement vécues par les journalistes. Il faut souligner que les femmes, les journalistes de couleur et les membres de la communauté 2ELGBTQIA+ sont touchés de manière disproportionnée par le harcèlement, que les travailleuses et travailleurs des médias aimeraient avoir une personne à qui s'adresser en cas de harcèlement, et que les conventions collectives soient claires sur la manière de signaler les cas de harcèlement
Unifor continue de mettre en place des mesures de soutien aux travailleuses et aux travailleurs, notamment le site web Vous trouverez de l’aide ici.
Mme Issa, une femme noire travaillant dans une salle d’informations en Saskatchewan, a déclaré avoir reçu une « énorme vague » de lettres de haine et de menaces de mort après avoir réalisé un reportage sur l'effacement de l'histoire des Noirs dans les Prairies.
« Des propos racistes et sexistes m'ont été adressés et cela a favorisé un environnement de travail malsain et peu sûr, a-t-elle déclaré. Quand on ne connaît pas la provenance de ces messages, mais qu'on les reçoit dans sa boîte de réception, c'est très déstabilisant. »
Mme Eitizaz a pris une grande inspiration et a cherché dans son téléphone un exemple des courriels haineux et racistes qu'elle reçoit fréquemment. Elle a prévenu les délégués que ce qu'elle s'apprêtait à lire – des menaces racistes selon lesquelles elle serait violemment tuée par « un stade » de Canadiens blancs utilisant des armes automatiques – pouvait faire ressurgir certains traumatismes.
« Chaque fois que nous parlons de ce à quoi nous sommes confrontés, on nous dit que les journalistes sont censés être critiqués pour leur travail et être capables d’en prendre, ajoute-t-elle. Nous avons dû convaincre les gens qu'il ne s'agissait pas d'un incident isolé. J'ai l'impression que ce fardeau n'aurait pas dû peser sur nous. »
L’ancien président américain Donald Trump a peut-être employé le terme « fausses nouvelles », un catalyseur de l'animosité bouillonnante envers les travailleuses et travailleurs des médias, mais le point culminant pour les journalistes canadiens a été en octobre 2021, lorsque le chef du Parti populaire du Canada, Maxime Bernier, a incité ses partisans à « jouer sale » avec les journalistes.
Qui plus est, les journalistes, en tant que personnalités publiques, reçoivent de leurs employeurs l'instruction de communiquer leur adresse électronique ou leur adresse de médias sociaux à la fin de leurs articles afin de pouvoir échanger avec le public, puisque leur travail consiste à l'informer.
Mme Francis a déclaré que le fait de ne pas disposer de filtres efficaces pour les personnes qui commentent « donne l'impression d'être au milieu d'une tornade sans endroit pour se protéger ».
Mme Paradkar a laissé entendre que les employeurs pourraient soutenir les travailleuses et travailleurs des médias en leur accordant davantage de jours de congé s'ils en ont besoin.
« J'ai l'impression que le Canada a besoin de voix comme la mienne, et c'est pourquoi le Canada invite des gens comme moi à donner leur point de vue, a déclaré Mme Eitizaz. C’est une forme de gestion des réponses aux traumatismes. Je veux que mon directeur et ma salle des nouvelles me soutiennent pendant que je fais mes reportages. Ne m’arrachez pas à eux. »
Mme Issa a déclaré que le journalisme et les journalistes sont l'une des « frontières » de la démocratie et que les Canadiennes et Canadiens doivent être davantage sensibilisés au harcèlement dont sont victimes les travailleuses et travailleurs des médias.
« Nous avons tous tellement à perdre si les journalistes sont attaqués, intimidés et contraints au silence, a-t-elle déclaré. C'est un moment important de l'histoire de notre pays. Nos décisions quant aux personnes que nous choisissons de protéger en disent long sur la santé que nous voulons donner à notre société. »
Le déclin de Twitter aura des répercussions sur les travailleuses et les travailleurs du secteur des médias, a affirmé la chroniqueuse dans son discours au Conseil régional de l’Ontario.
Dans son discours inaugural prononcé le premier jour du Conseil régional de l'Ontario, la chroniqueuse du Toronto Star Shree Paradkar a déclaré que le fait que le milliardaire Elon Musk soit propriétaire de Twitter aura des conséquences directes sur l'ensemble des travailleuses et travailleurs.
Elon Musk a fait l'acquisition de la société de médias sociaux pour 44 milliards de dollars en octobre, et a rapidement redonné à Donald Trump la possibilité d'envoyer des gazouillis, en plus de procéder à des mises à pied massives de milliers de travailleurs de Twitter, soit plus de la moitié, y compris des personnes chargées de vérifier le contenu.
« Si Twitter était dans l'univers de Marvel, Trump serait Magneto et Musk, Thanos », explique Mme Paradkar.
« Pouvez-vous imaginer avoir autant d'argent, 44 milliards de dollars, et le gérer de façon aussi cavalière? Musk est censé être un inconditionnel de la liberté d'expression, mais la première chose qu'il a ramenée, ce sont des voix d'extrême droite et des militants de gauche dont les comptes avaient été fermés. Le personnel (de modération) pour l'abus d'enfants sur Twitter est réduit à une seule personne. Ce qui se passe du côté de Twitter est en grande partie une question de relations de travail. »
« Une grande partie de l'organisation de la grève générale du SCFP s'est faite sur Twitter », ajoute-t-elle.
« Si ça s’en va, tout s’en va. Je parle d'un recul », a déclaré Mme Paradkar.
Mme Paradkar a déclaré que Twitter a donné une plateforme à des voix que les médias ont traditionnellement exclues, ce qui leur donne du pouvoir. Cependant, chaque fois que des voix marginalisées s'élèvent, il y a un effet de ressac.
« C'est ainsi qu'a commencé l'agression de journalistes dont la présence même était indésirable dans tout système de pouvoir, a-t-elle déclaré. Je parle de femmes, de femmes blanches, de femmes de couleur, de femmes autochtones, de femmes transgenres – la plupart du temps des abus misogynes et racistes. »
Quand Trump est arrivé au pouvoir en 2016, il a introduit l'expression « fausses nouvelles » parce que cela « lui a permis de susciter la méfiance à l'égard des médias. Nous avons été beaucoup de journalistes à commencer à recevoir ces accusations de fausses nouvelles dans nos boîtes de réception... et à recevoir des réactions négatives. »
L'appel à l'action lancé par Mme Paradkar aux délégués du Conseil régional de l’Ontario était d'envoyer un courriel au rédacteur en chef et de lui demander « de prendre soin du journaliste qui sera confronté à un mouvement de ressac aujourd'hui. »
« Vous voyez, quand les journalistes sont maltraités, dit-elle, cela constitue une menace pour nous tous. »