Le marché du travail : une forte reprise? C’était juste un mythe

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JIM STANFORD – Économiste chez Unifor, le plus grand syndicat du secteur privé au Canada, lettre au rédacteur en chef publiée dans le Globe and Mail, 11 août 2014

Depuis la crise mondiale en 2008, les économistes canadiens en ont pratiquement fait un article de foi de déclarer que nous avions géré tout ce gâchis mieux que le reste du monde. Aucune banque ne s'est effondrée. Notre récession, bien que douloureuse, n’a pas été aussi grave que celle des États-Unis. Nos déficits ont été inférieurs et vont bientôt disparaître. Il n’est pas surprenant qu’il y ait un volet politique assez fort à cette attitude suffisante: les conservateurs fédéraux ne se lassent jamais de prétendre que c’est grâce à eux que nous connaissons cette performance supposément supérieure.

Dans le meilleur des cas, l’argument que le Canada a fait mieux que le reste du monde a été surévalué. Même dans les premières années de la reprise, plusieurs autres pays (dont l’Allemagne, la Corée du Sud, l’Australie) ont fait beaucoup mieux en matière de protection des emplois et de rétablissement des revenus. Mais, comme le reste du monde est en train de relancer sérieusement l’économie, les prétentions triomphantes du Canada sont tirées par les cheveux. Bien loin de mener, nous sommes présentement loin derrière d’autres pays, et notre sous-performance relative empire.

Le rapport lamentable sur les emplois diffusé vendredi n’est que la plus récente preuve confirmant que le Canada tombe en disgrâce économique. En juillet, 60 000 emplois à temps plein ont disparu (remplacés par des emplois à temps partiel). Le taux de chômage officiel a chuté d'un cran (à 7 pour cent), mais seulement parce que la main-d’œuvre a rétréci de manière substantielle. La participation au marché du travail baisse rapidement, et se trouve même au niveau le plus bas depuis 2001.

Mesuré en tant que pourcentage de la population active, l’emploi au Canada n'est pas meilleur qu'à l'été 2009, soit le pire moment de la récession.

En bref, le marché du travail au Canada est enlisé dans une déprime de type récession, cinq années après le début de la reprise officielle. La croissance et la création d’emploi ne peuvent même pas suivre la croissance de la population, encore moins réparer les dommages qui perdurent du ralentissement. Le progrès partiel réalisé pendant les premières années de la reprise à coup de mesures de relance s’est immobilisé en 2011 lorsque le gouvernement d'Ottawa a relâché l’accélérateur et l’a placé fermement sur le frein fiscal.

Il n’y a pas de symbole plus puissant de notre position relativement faible que le fort contraste entre le Canada et les États-Unis.

Nos voisins du Sud sont finalement en train de regagner un certain pouvoir économique. L’économie américaine a créé 2,3 millions d’emplois à temps plein l’année dernière, tandis que les emplois à temps plein au Canada ont rétréci. Le PIB aux États-Unis a grimpé de 4 pour cent au deuxième trimestre, soit deux fois plus rapidement qu’au Canada (et les données américaines vont sans doute être revues à la hausse grâce au fort bilan des échanges commerciaux). Depuis le début de l’année 2013, le taux de chômage aux États-Unis a baissé de 1,7 point de pourcentage. Celui du Canada n’a nullement baissé.

Plusieurs facteurs de causalité déterminent cette histoire des deux reprises. Manifestement, l’un de ces facteurs porte sur la différence frappante en matière d'orientation politique.

Les responsables de politiques aux États-Unis ont placé la création d’emploi au sommet de leur programme, et ils ont utilisé des outils non conventionnels pour y arriver. Ils tolèrent des déficits budgétaires beaucoup plus importants, pendant des périodes nettement plus longues, avec des taux d'intérêt frisant le zéro. Un assouplissement quantitatif injecte un pouvoir d’achat supplémentaire directement dans l’économie. Une devise américaine délibérément faible et d’autres mesures aux États-Unis ont réussi à stimuler les exportations nettes. Certes, l’impasse politique à Washington et d’autres aspects dysfonctionnels de la politique américaine continuent de jeter de l’ombre sur un progrès futur.

Mais, l’économie américaine est manifestement en train de rebondir, et à un rythme accéléré.

En contraste, au Canada, une orthodoxie pieuse l’emporte sur les besoins en matière de création d’emploi. La politique fiscale au palier fédéral, et dans la plupart des provinces, est obsédée par l’élimination des déficits aussi rapidement que possible. La Banque du Canada reste aussi dans les mêmes règles du jeu: éviter l’assouplissement quantitatif, tolérer les incidences douloureuses d’une devise surévaluée et dire aux Canadiens « d’être patients ». Ottawa continue de clamer un boom dans les exportations de ressources naturelles comme si elles allaient sauver tout ce qui ne va pas dans notre économie, en dépit d'une accumulation de preuves démontrant les limites économiques et environnementales de cette stratégie.

Ne vous attendez pas des dirigeants conservateurs qu’ils laissent tomber leur rhétorique d’auto-félicitation. Ils vont en particulier remercier le ciel de l’équilibre imminent de l’exercice fédéral (qui sera sans doute atteint l’année prochaine, plus rapidement que prévu). Mais ce sera une victoire creuse si les indicateurs du marché du travail au Canada continuent de croupir, alors que les Américains retournent au travail en grand nombre. Et la prochaine dissonance cognitive entre les prétentions de la supériorité économique du Canada et la réalité concrète de la stagnation et du sous-emploi sera de plus en plus apparente aux électeurs à l'approche des élections fédérales l'année prochaine.